Karine n’est jamais vraiment en vacances. Pendant son répit estival, elle garde toujours son téléphone à portée de main. Elle consulte ses messages quotidiennement pour savoir ce qui l’attendra à son retour au boulot et répond aux plus urgents. C’est plus fort qu’elle. «Penser que je devrai éplucher des centaines de courriels en revenant au bureau, ça suffit pour gâcher mes vacances», lance cette directrice du service conseil d’une agence de publicité. Quand Jean-François part une semaine dans une maison du Maine avec des amis, il lui faut trois ou quatre jours avant de décompresser et d’y prendre plaisir. Dans l’intervalle, il s’em-mer-de. «Je trouve ça plate. Il me semble que je suis inutile quand je bosse pas», avoue ce directeur des opérations chez un fabricant montréalais de vêtements et d’accessoires. Pour tromper l’ennui, il s’occupe: il fait les courses, prépare les repas, répare une moustiquaire trouée, s’agite… «Pas parce que ça me tente, mais bien parce que j’ai peur de l’inactivité», admet-il sans complexe.

Pas de doute, certains sont moins doués que d’autres pour les vacances, et vont jusqu’à ressentir une véritable angoisse à l’idée de prendre congé de leur travail ou de leurs habitudes de vie. «Aujourd’hui, le culte du travail et la recherche de productivité sont des valeurs centrales», sou- ligne le Dr Michel Lejoyeux, psychiatre, auteur et professeur à l’Université Paris-Diderot, en France.

Certes, le malaise, voire l’angoisse et la peur panique liés aux vacances sont difficiles à chiffrer, tout comme la proportion de travailleurs qui n’en ont jamais pris (oui, ils existent!). En revanche, un récent sondage mené par la Banque TD Canada révèle que près de quatre membres de la génération Y sur 10 renoncent aux congés auxquels ils ont droit. On sait aussi qu’environ 30 % des vacanciers restent en contact avec le bureau, technologies aidant. Ce qui n’étonne pas Catherine Raymond, doctorante en neurosciences à l’Université de Montréal: «C’est très valorisé de travailler beaucoup. Les gens ont l’impression qu’ils n’ont pas le droit de penser à eux-mêmes.»

Plus encore, fait valoir le Dr Serge Marquis, médecin spécialisé en santé communautaire et en médecine du travail, «les gens qui redoutent les congés sont toujours dans le passé ou dans le futur. Avant de partir, ils ressentent une lourdeur ou un stress en songeant à tout ce que cela implique (contrôle de sécurité, envolée, transport jusqu’à l’hôtel). Pendant les vacances, certains angoissent en imaginant la montagne de tâches qui les attendent au travail. Et au retour, ils se sentent coupables d’être partis.»

«Comme on cesse de s’activer en permanence, on se retrouve confronté à soi-même, sans pouvoir fuir. […] On regarde notre vie, ce qu’on devient, les rêves qu’on a réalisés ou pas… Se remettre en question n’est pas toujours agréable.» – Dr Marquis

La peur du vide

Au-delà du souci de performer en tout temps, que cache l’évitement du repos? La peur du vide, bien souvent. Après tout, le mot vacances vient du mot latin vacans, le participe passé du verbe vacare, qui signifie «être libre, inoccupé»: jouir du vide, en quelque sorte, ce qui peut faire peur à certains. «Comme on cesse de s’activer en permanence, on se retrouve confronté à soi-même, sans pouvoir fuir, explique le Dr Marquis, auteur également du best-seller Pensouillard le hamster (Les Éditions Transcontinental). On regarde notre vie, ce qu’on devient, les rêves qu’on a réalisés ou pas… Se remettre en question n’est pas toujours agréable.» Parmi les gens susceptibles d’angoisser à l’idée de passer un après-midi dans un hamac — sans parler de deux semaines sous le soleil de Toscane! — figurent les «boulotmaniaques» (qui se retrouvent alors en sevrage), les accros aux nouvelles technologies et les perfectionnistes.

À l’autre bout du spectre se trouvent les gens inquiets de nature (atteints ou non d’un trouble anxieux, comme l’anxiété généralisée, l’agoraphobie ou le trouble panique). Pour eux, la simple appréhension d’être en vacances peut se transformer en cauchemar. Aussi, voir leur horaire soudainement chamboulé, accepter que l’incertitude soit au rendez-vous et perdre ainsi tous leurs repères s’avère une véritable source de souffrance. D’autant que les vacances impliquent souvent un déplacement ou un voyage à l’étranger, où l’inconnu fait partie intégrante de l’aventure. Or, pour nombre d’anxieux, l’inconnu demeure une bête effrayante difficile à dompter. «Les choses qu’on ne peut pas contrôler peuvent nous apparaître menaçantes, donc stressantes, soutient le Dr Marquis. Et en voyage, il y en a beaucoup: la nourriture, l’avion, les maladies, les moustiques, l’emplacement de l’hôtel, la qualité du matelas, les tsunamis, voire la menace d’attentats terroristes.» Ce qui amène certains, passés maîtres dans l’art d’anticiper le pire, à consacrer les jours précédant leur départ à l’élaboration de scénarios catastrophes.

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C’est le cas de Danielle, qui souffre d’anxiété généralisée et d’agoraphobie. Elle s’est privée de voyager pendant 19 ans, car s’éloigner de chez elle la terrorisait. Elle ne quittait son domicile que pour se rendre au travail et à l’épicerie. «Si j’étais invitée au chalet de mes amis, j’imaginais le pire, comme faire une crise cardiaque lors d’une balade en forêt et ne pas pou- voir être secourue à temps. Ce sont des pensées irrationnelles, mais incontrôlables, qui nous rendent malheureux, car elles nous empêchent de faire des choses agréables», raconte celle qui surmonte aujourd’hui son anxiété grâce au soutien de l’organisme Phobies-Zéro, auquel elle fait appel en cas de besoin.

«Voyager nous oblige à quitter notre sécurité, à affronter la nouveauté. Pour ceux qui ont peur des tunnels et des ponts, par exemple, sortir de l’île de Montréal représente déjà tout un défi», explique Camillo Zacchia, psy- chologue, conseiller principal à l’Institut Douglas et vice-président de Phobies-Zéro. Par conséquent, certains vacanciers anxieux privilégient les voyages à destination unique — et rassurante —, comme les tout-inclus dans le Sud. «Partir au Portugal pour me promener de ville en ville me causerait plus d’angoisse que de bonheur. Je n’aime pas quand les choses ne sont pas planifiées», admet Valérie, directrice de comptes dans un cabi- net de recrutement de cadres.

La pression de la perfection

Que dire aussi de la volonté de «réussir» ses vacances à tout prix, sinon qu’elle est source de pression énorme auprès du commun des mortels? Ce but est grandement attribuable aux réseaux sociaux, qui nous influencent et finissent par nous déprimer avec leur étalage permanent de moments inoubliables soigneusement choisis. Avouons-le: après avoir reluqué des photos de nos amis surfant sur les vagues de Tofino ou savourant des tapas à Barcelone, il y a fort à parier qu’on se sente minable de regarder des émissions de rénovation en rafale, incrusté dans son sofa, avec un bol de chips au vinaigre comme seul compagnon. «Cette sorte d’obligation de réussite est l’un des déterminants de la déprime moderne», affirme Michel Lejoyeux, qui vient de publier Tout déprimé est un bien portant qui s’ignore (JC Lattès). Son conseil pour déjouer ce sentiment désagréable: accepter que les vacances ne soient pas parfaitement heureuses à 100% du temps. «Des imprévus viendront les traverser, mais ils ne remettront pas en cause l’essentiel du plaisir lié aux vacances.»

«Plus on est stressé et fatigué, moins on est productif et créatif au travail. Les gens qui arrivent à décrocher sont plus heureux, c’est prouvé» – Catherine Raymond

Car oui, les vacances, c’est aussi la pluie qui s’invite à un pique-nique, des matins gâchés par la tondeuse du voisin, un après- midi à la mer contrecarré par le petit dernier qui hurle son mal de dents, et quoi encore! Ces plages de liberté sont à l’image de la vie: imparfaites, malgré ce que Facebook veut nous laisser croire. Cela dit, au-delà du fait qu’elles sont déstabilisantes et imprévisibles, les vacances sont né-ces-sai-res! «Plus on est stressé et fatigué, moins on est productif et créatif au travail. Les gens qui arrivent à décrocher sont plus heureux, c’est prouvé», souligne Mme Raymond. Sans compter qu’un stress élevé sur une longue durée peut aussi faire des ravages. Un signal d’alarme? Si on fait partie des gens qui tombent malades en même temps qu’ils partent en vacances, c’est mauvais signe! «Cela indique qu’avant de partir, on était en situation de stress chro- nique, fait valoir Mme Raymond. Sécréter constamment du cortisol (une hormone du stress) suractive le système immunitaire et l’affaiblit. Or, dès qu’on supprime toutes les sources de stress d’un coup, le système flanche.» Raison de plus pour ralentir le rythme si le rhume, la gastro ou le lumbago gâchent trop souvent nos vacances.

Savourer sa liberté

Heureusement, les avenues sont nombreuses pour apprendre à surmonter son angoisse et à cultiver le lâcher-prise. Comment? En pratiquant une activité physique régulièrement, comme la course ou le yoga. Tout au long de l’année — ou quelques mois ou semaines avant le départ —, on peut également s’entraîner à décrocher du travail, par exemple en s’accordant de vraies pauses (sans ordi ni téléphone cellulaire) et en osant partir en week-end en laissant des tâches en plan.

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Une fois en vacances, on apprivoise le vide en permettant à son agenda de respirer et on fait des activités qui nous amusent. Quand notre esprit vogue vers le bureau ou vers nos peurs, on le ramène doucement à l’instant présent. On se concentre sur ce qu’on sent, goûte, voit, entend et ressent. Pour y parvenir, on peut pratiquer la pleine conscience, une technique de méditation applicable dans nos activités quotidiennes. «Il s’agit de se placer dans une position d’observateur par rapport à ce qui se passe à l’intérieur de nous, explique Mme Raymond. On tente de laisser défiler les idées ou les émotions négatives, sans s’y accrocher.» Pas de panique si on n’y arrive pas du premier coup ou si la tentation de répondre à un courriel est trop forte.

Envie de se mettre en mode pleine conscience? On peut s’y initier à l’aide de formations ou d’applications, comme Pleine conscience, librement inspirée de l’approche de Jon Kabat-Zinn, pionnier en la matière, ou Imagine Clarity, du célèbre moine bouddhiste Matthieu Ricard. «L’attention ne peut pas être à deux endroits en même temps», rappelle le Dr Serge Marquis. Ce qui nous permet de mieux jouir du moment, l’esprit en paix, d’être (enfin) en vacances, quoi!