L’homme que j’aime, un rafiot rafistolé, du temps à revendre et un gigantesque pied de nez à mon mode de vie frénétique. C’est ainsi que je pourrais résumer la fabuleuse année que j’ai passée à bord de L’Aurore. Après avoir tout plaqué, j’ai sillonné, sur un voilier de 32 pi, canaux, rivières et océan jusqu’à la mer des Caraïbes. Tout un changement de cap pour quelqu’un qui n’avait jamais navigué!

Estomaqué, mon entourage a d’abord cru que je blaguais lorsque je lui ai annoncé la grande nouvelle. Mes parents, mes amis et mes collègues voguaient entre incrédulité et envie, sans oublier quelques houles de désapprobation à l’idée que j’allais renoncer au poste de direction que j’occupais dans une grande agence de publicité. C’est vrai que j’avais bossé comme une forcenée pour me rendre là où j’étais, m’échinant à rivaliser d’imagination pour vendre des produits dont, au final, je me fichais éperdument. Peaufiner l’art de manipuler les gens en leur inventant des besoins factices m’avait carrément usée. Résultat: à 29 ans, j’étais épuisée et dégoûtée.

C’est d’ailleurs à cause de cette insatisfaction professionnelle que tout a commencé… Lors des rares moments que nous passions ensemble, mon amoureux Félix, un avocat à l’horaire carrément inhumain, et moi fantasmions sur la vie idyllique que nous aurions si un jour nous laissions tout tomber pour partir en voilier dans le Sud. Je savais très bien qu’on ne le ferait jamais, mais le simple fait d’en rêver était une évasion en soi.

Si bien que lorsque Félix m’a dit, un vendredi matin où j’étais particulièrement démotivée, de réserver ma soirée, j’ai simplement pensé qu’on irait souper dans un de mes restos préférés. Or, en voiture, je me suis vite aperçue que nous ne nous dirigions ni vers le bar à sushis ni vers le resto italien que nous aimions tant. Nous roulions en direction du pont Champlain! Mon bien-aimé se tenant coi, aucun des scénarios qui défilaient dans ma tête ne pouvait me préparer à ce qui m’attendait à Saint-Jean-sur-Richelieu: un vieux voilier à vendre! Pantoise, j’ai alors appris que Félix cherchait depuis des mois un bateau d’occasion afin que nous puissions concrétiser notre rêve. Je n’en revenais tout simplement pas. Oui, je pouvais très bien m’imaginer bouquiner sur un catamaran, le visage caressé par la brise marine, mais la perspective de réellement prendre le large? Oh là là, pas sûre! J’avais passé ma vie à Montréal et, contrairement à Félix, je ne connaissais absolument rien aux bateaux! Mon amoureux, lui, avait tâté de la voile au cours de ses étés de jeunesse. Il avait même suivi un cours de navigation de plaisance et accompagné son parrain jusqu’à Miami via l’Intracoastal Waterway. Mais moi? J’en savais autant à propos des plaisirs nautiques qu’en ce qui concerne les voyages en montgolfière, c’est-à-dire… rien du tout!

Pourtant, en entendant Félix m’exposer toutes les bonnes raisons pour lesquelles nous devions nous lancer dans cette aventure et répéter que nous le regretterions toute notre vie si nous ne le faisions pas maintenant, pendant que nous étions jeunes et sans enfants, je me suis prise à penser que c’était peut-être possible. Il n’en restait pas moins le «détail» financier à régler. Selon nos savants calculs, la location de notre condo meublé allait suffire au paiement de l’hypothèque et autres frais, et nous allions même pouvoir dégager un léger surplus. Donc, de ce côté, tout allait bien. Avec nos économies, un budget serré jusqu’au départ et le fruit de la vente de notre voiture et de la moto de Félix, nous estimions pouvoir nous en tirer pendant un an. En fait, l’élément décisif a été le fait que le bateau ne coûtait vraiment pas cher…

Ainsi, pendant les quelque huit mois qui ont suivi, la plupart de nos temps libres ont été consacrés à faire la mise au point du bateau ainsi qu’à obtenir les brevets de navigation nécessaires. Félix a rafraîchi ses connaissances et, moi, j’ai pris un cours de voile et je me suis initiée à la lecture des cartes maritimes comme des tables de courants. Puis, le moment est enfin venu de quitter nos emplois, de louer notre condo du Plateau-Mont-Royal, de réunir toutes nos économies dans un compte conjoint et de prendre le large. 

Les premiers jours à bord de L’Aurore, alors que nous naviguions dans le canal du lac Champlain, étaient presque surréalistes. J’avais joyeusement renoncé aux 45 minutes de mise en beauté que requérait mon rituel «pré-bureau» au profit d’une simple queue de cheval et d’une bonne crème solaire. Depuis la fin de mes études, chaque seconde de mon existence avait été consacrée à la performance, et voilà que je me retrouvais sur notre nid d’amour flottant, n’ayant qu’à admirer le paysage qui défilait (avec tout de même une petite pointe de nervosité logée au creux de la poitrine). Une petite sieste par-ci, un pique-nique en amoureux par-là, il m’a fallu m’ajuster à mon nouvel emploi du temps, vaincre la culpabilité des premiers jours de farniente, mais en moins d’une semaine, la vie sur L’Aurore m’est apparue si délicieuse que j’avais du mal à comprendre pourquoi j’avais tant hésité à larguer les amarres.

Après avoir descendu le fleuve Hudson, rejoint la fameuse Intracoastal Waterway et jeté l’ancre pour deux mois à Nassau, j’ai toutefois été prise d’une sévère crise de mal du pays. Ma famille et mes amis me manquaient, sans parler du plaisir de prendre un bain moussant, d’aller au cinéma et de vivre au frais grâce à la climatisation. Une autre chose brillait aussi par son absence à bord: l’espace! Félix et moi nous considérons comme des âmes sœurs, mais nous n’avions pas du tout l’habitude d’être aussi… inséparables. Au bout d’un certain temps, les affrontements se sont multipliés et n’ont fait que nourrir mon envie de rentrer à la maison toutes voiles dehors. Des stratégies de résolution de conflits s’imposaient! Quelques minutes chacun de son côté (un sur le pont, l’autre dans la cabine) suivies d’échanges respectueux ont assuré le succès de notre couple… et de notre voyage. Il faut dire qu’une terrifiante tempête en mer des Caraïbes, qui nous a fait craindre pour nos vies, a aussi contribué à nous souder!

À la marina, des plaisanciers nous avaient pourtant prévenus de l’approche de la tempête tropicale. On avait aussi bien lu les rapports météo. Mais voilà: Félix avait minimisé la chose et, au lieu d’aller nous abriter au fond d’une baie, il avait mis le cap sur Petite-Anse, non loin, estimant qu’on avait le temps de l’atteindre. Grossière erreur. D’un coup, le ciel était devenu couleur charbon. Le vent s’était mis à souffler par rafales, créant des vagues de 5 m de haut à me faire regretter le bureau. Bref, notre voilier avait l’air d’un jouet perdu sur une mer déchaînée tandis que Félix, aussi stoïque que vert, a réussi à nous tirer d’affaire tant bien que mal. Et puis, un jour, après avoir bourlingué à satiété dans les Caraïbes, il a bien fallu prendre le chemin du retour. Ce faisant, j’ai pris conscience qu’il était impensable que je poursuive ma carrière en publicité, avec son rythme effréné et ses valeurs qui ne correspondaient plus du tout aux miennes. J’ai donc décidé de fonder ma propre agence de communications et de ne promouvoir que les projets qui m’allumeraient. Je gagnerais moins? Qu’importe! J’avais appris pendant cette année en mer à vivre avec trois fois rien…

Cinq ans se sont déjà écoulés depuis notre odyssée maritime. Ma petite boîte de communications roule bien, et j’apprécie les heures que j’y passe avec mon unique employé. Félix, lui, est à l’emploi d’un plus petit cabinet, et ses horaires sont moins chargés que par le passé. La vie, que nous avons appris à savourer, nous a également gratifiés du plus beau des cadeaux: nos jumeaux, Léa et Loïc, qui ont maintenant trois ans. J’ai tellement hâte de montrer à Félix les adorables tenues de matelot que je leur ai dénichées. J’espère qu’il comprendra le message… ou plutôt l’invitation!

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